Comment l’IA transforme-t-elle vraiment le management de l’innovation ?

Murat Peksavaş – Senior Innovation Management Consultant
Dans beaucoup d’entreprises, on réduit encore le rôle de l’intelligence artificielle à un gadget de brainstorming ou à un assistant d’idéation. Or, les données issues d’une enquête récente menée auprès de responsables de l’innovation aux États-Unis montrent que l’IA est déjà utilisée dans plus de la moitié des projets d’innovation, et qu’elle crée le plus de valeur en phase de développement, bien plus qu’en idéation. L’IA générative reste moins répandue que l’IA « traditionnelle », mais les managers s’attendent à une forte montée en puissance. Pour en profiter, il faut repenser le processus d’innovation, pas seulement lancer des pilotes.
Pourquoi les dirigeants doivent-ils revoir leurs hypothèses sur l’IA et l’innovation ?
Dans de nombreuses directions générales, le récit dominant présente l’IA comme une sorte de « super outil de brainstorming » censé résoudre tous les problèmes de front-end innovation. L’étude publiée dans Technovation sur « Artificial intelligence and innovation management » bouscule cette vision réductrice : en s’appuyant sur une enquête représentative de responsables de l’innovation aux États-Unis, complétée par des entretiens approfondis dans des secteurs comme les services informatiques, la finance, l’automobile ou l’industrie manufacturière, elle montre que l’IA est déjà largement diffusée. Elle n’est plus un jouet pour les data scientists ou un simple add-on pour produits digitaux. Elle irrigue l’ensemble des activités d’innovation. Pour les dirigeants, le message est clair : l’IA en innovation n’est plus une expérimentation périphérique mais un actif d’infrastructure, qui doit être piloté avec une logique stratégique, des objectifs et une gouvernance dédiés.
À quelles étapes du processus d’innovation l’IA crée-t-elle le plus de valeur aujourd’hui ?
Intuitivement, beaucoup de leaders associent l’IA à l’amont créatif du processus d’innovation. Pourtant, les données montrent que son centre de gravité se situe ailleurs. Les managers interrogés déclarent utiliser l’IA sur les trois grandes étapes – génération d’idées, développement et commercialisation – mais c’est en phase de développement que l’utilisation est la plus intense. Cela s’explique aisément : cette phase concentre des tâches où l’IA excelle, comme la simulation, l’optimisation, le prototypage virtuel ou les jumeaux numériques. L’IA aide à réduire le temps et les coûts en testant des variantes, en raffinant des spécifications et en optimisant des processus avant d’engager des ressources lourdes. Elle soutient également la veille technologique et l’intégration de nouvelles technologies. À l’inverse, l’idéation reste fortement nourrie par l’intuition, l’expérience tacite et la compréhension contextuelle de l’entreprise, que les managers jugent plus difficiles à automatiser, même si l’IA peut y apporter un input de données précieux.
Comment l’IA et l’IA générative sont-elles utilisées à chaque étape de l’innovation ?
En phase d’idéation, l’IA – y compris générative – est utilisée pour exploiter des volumes massifs de données : avis en ligne, réseaux sociaux, verbatims clients, signaux concurrentiels, tendances marché. Le traitement automatique du langage et l’apprentissage automatique permettent d’identifier des besoins émergents, des insatisfactions récurrentes ou des signaux faibles qui serviront de matière première pour les équipes d’innovation.
En phase de développement, les usages se densifient : génération ou complétion de code, optimisation de designs, simulations, tests virtuels, aide à la conception de solutions non physiques. Dans les services informatiques comme dans l’automobile, les témoignages décrivent des équipes qui s’appuient sur l’IA pour accélérer itérations et arbitrages techniques.
En phase de commercialisation, l’IA soutient la tarification, la personnalisation, les moteurs de recommandation, la génération dynamique de contenus marketing ou d’arguments commerciaux, même si cette étape reste souvent moins équipée que le développement – un gisement de valeur encore sous-exploité.
En quoi l’IA générative diffère-t-elle de l’« IA traditionnelle » pour les innovateurs ?
L’IA « traditionnelle » se concentre sur la reconnaissance de motifs, la prédiction et l’optimisation : prévoir une demande, segmenter une clientèle, détecter des anomalies, ajuster des paramètres. L’IA générative, elle, produit du nouveau contenu – texte, code, images, maquettes – à partir de données d’entraînement. L’étude révèle deux contrastes intéressants. D’abord, l’IA générative est aujourd’hui moins diffusée que l’IA traditionnelle à chaque étape du processus d’innovation. Ensuite, les managers lui attribuent des avantages spécifiques : ils anticipent qu’elle contribuera davantage à enrichir le travail des collaborateurs (en automatisant les tâches répétitives) et à favoriser l’innovation plus radicale, au-delà des gains incrémentaux. Parallèlement, les entretiens mettent en lumière un réel scepticisme : beaucoup perçoivent un fort niveau de « hype » et insistent sur la nécessité de garder un humain dans la boucle, notamment pour l’idéation stratégique et les décisions à enjeux éthiques ou réputationnels. En pratique, l’IA générative s’impose donc comme partenaire créatif, plus que comme innovateur autonome.
Quelles implications managériales pour concevoir un système d’innovation augmenté par l’IA ?
Les résultats de recherche se traduisent en plusieurs décisions de design organisationnel.
Premièrement, il faut cesser de traiter l’IA comme un gadget d’idéation et l’envisager comme une capacité de bout en bout : cartographier ses usages actuels, identifier les trous dans la raquette, orchestrer son intégration de la découverte d’opportunités jusqu’au go-to-market.
Deuxièmement, il convient de formaliser des schémas de collaboration humain–IA pour chaque phase : en idéation, l’IA fournit de la matière factuelle tandis que les équipes arbitrent avec leur jugement; en développement, l’IA accélère les itérations pendant que les ingénieurs gèrent les compromis système; en commercialisation, l’IA porte la personnalisation tandis que le marketing protège la marque et l’éthique.
Troisièmement, les entreprises doivent penser l’IA générative comme un levier de re-design des tâches et des rôles, afin que la productivité gagnée se traduise en montée en gamme du travail humain, et non en pression accrue ou en déqualification des collaborateurs.
Comment passer de pilotes isolés à une véritable stratégie d’innovation appuyée par l’IA ?
Le risque majeur pour les entreprises est de s’enfermer dans un « cimetière de pilotes » : de nombreux POC séduisants mais aucun changement durable des performances d’innovation. Pour en sortir, l’IA doit être reliée à la stratégie d’innovation et à quelques indicateurs clés. Les données suggèrent que l’intensité d’usage de l’IA en innovation est corrélée à une meilleure performance d’innovation, mais seulement lorsque l’IA est intégrée aux processus et aux compétences, pas lorsqu’elle reste un investissement technologique isolé. Concrètement, une feuille de route réaliste comprendrait : une cartographie des usages actuels de l’IA sur les trois étapes du processus; la création d’équipes transverses mêlant innovation, data, IT et métiers; la priorisation de cas d’usage à fort levier en développement et en commercialisation; la mise en place de métriques d’apprentissage (réduction des cycles, nombre d’itérations, pourcentage de projets utilisant l’IA) en complément des indicateurs financiers classiques.
Points clés à retenir
- L’IA est déjà utilisée dans plus de la moitié des projets d’innovation des entreprises actives, et son usage devrait encore croître dans les prochaines années.
- Contrairement au récit dominant, l’IA est la plus intensément mobilisée en phase de développement, bien plus qu’en idéation.
- L’IA générative reste moins diffusée que l’IA traditionnelle, mais les managers anticipent une forte montée en puissance et l’associent à une innovation plus radicale et à un travail plus enrichissant.
- Le schéma dominant n’est pas l’automatisation intégrale, mais la collaboration humain–IA, surtout pour l’idéation stratégique et les décisions sensibles.
- Pour créer de la valeur, les entreprises doivent repenser processus, gouvernance et développement des compétences autour de l’IA, plutôt que multiplier des pilotes déconnectés.
Mini-FAQ
1. L’IA générative transforme-t-elle déjà plus l’innovation que l’IA traditionnelle ?
Pas encore. Aujourd’hui, l’IA traditionnelle reste plus largement utilisée sur l’ensemble du processus. L’IA générative est émergente, avec une diffusion plus faible mais des attentes élevées, en particulier pour la créativité et l’enrichissement des tâches.
2. Faut-il concentrer les investissements IA sur les outils d’idéation ?
Non. Les données suggèrent de prioriser les cas d’usage en développement et en commercialisation – simulation, optimisation, personnalisation, expérimentation – tout en mobilisant l’IA comme support d’idéation fondé sur les données, plutôt que comme substitut au jugement des équipes.
3. Quel est le principal risque dans la montée en puissance de l’IA en innovation ?
Le risque principal est de déployer l’IA sous l’effet de la mode, sans gouvernance, sans clarification des rôles et sans re-design des processus. Cela crée des risques éthiques, juridiques et réputationnels, tout en empêchant la matérialisation des gains de performance promis.
Références
- Roberts, D. L., & Candi, M. (2024). Artificial intelligence and innovation management: Charting the evolving landscape. Technovation, 136, 103081.
- Mariani, M. M., Machado, I., & Magrelli, V. (2023). Artificial Intelligence in innovation research: A systematic review, conceptual framework, and future research directions. Technovation, 122, 102623.
- Davenport, T. H., & Ronanki, R. (2018). Artificial intelligence for the real world. Harvard Business Review, 96(1), 108–116.
- McKinsey Global Institute. (2023). The economic potential of generative AI.
- Von Krogh, G. (2018). Artificial intelligence in organizations: New opportunities for phenomenon-based theorizing. Academy of Management Discoveries, 4(4), 404–409.